White Screen #2

Pour la deuxième année consécutive, Jeune Création propose une sélection d'œuvres dédiée à la création sur Internet. Cette exposition collective présente des travaux récents de jeunes artistes issus de la scène internationale.

Curation : Kevin Cadinot et Caroline Delieutraz
pour Jeune Creation 66 ème édition


SketchUp /Down Code. Une esthétique de l’épuisement
par Marion Zilio

Lorsque Brian O’Doherty publia le recueil d’essais Inside The White Cube. The Ideology of the Gallery Space, loin de lui l’idée d’en faire l’apologie. Il s’agissait au contraire de démonter la construction historique du cube blanc et de mettre à jour la somme de controverses qu’il résume. En investissant le site White Screen, initialement fondé par Emilie Brout et Maxime Marion, les deux artistes commissaires, Caroline Delieutraz et Kevin Cadinot, revisitent l’espace prétendument neutre et apolitique du cube blanc à la lumière d’un art que l’on range désormais sous la topique passe-partout de « post-internet ». Du cube à l’écran, de l’écran aux objets en 3D, c’est encore l’effet du contenant sur le contenu qui fait l’objet d’une critique de la part des artistes. Le contexte est devenu le contenu, mais un contenu en perpétuelle dispersion. Aussi, à quoi bon faire une exposition en ligne, quand tout un chacun a de nos jours la possibilité d’être créateur et curateur de contenu ? Comment les artistes contournent-ils l’écueil du réel et du virtuel, du matériel et de l’immatériel, au sein d’un non-lieu qualifié volontiers d’immersif, alors même que les objets qui s’y déploient n’ont de consistance que l’effet du réel ?
Tandis que les logiciels de modélisation, de retouches ou les jeux vidéos disposent d’un éventail de textures, de calques ou de filtres permettant de rivaliser avec la réalité, voire de l’upgrader, que l’économie numérique lisse et esthétise toujours davantage les images, c’est vers une interface, aussi simple que modeste, que le choix des commissaires s’est porté. La ligne d’horizon reconnaissable entres toutes, du logiciel de 3D de Google SketchUp, séparant d’un aplat vert un ciel bleu, devient un théâtre d’expérimentations tel un retour fondamental vers des outils capables d’imiter aussi bien le croquis à main levée que le dessin technique le plus osé. Des actualisations infinies à l’extraordinaire plasticité des objets se joue une tentative d’épuisement des possibles, de passage aux limites du système, comme une lutte de l’homme contre le programme, du contingent contre le prévisible. Semblables à des icônes de bureau, les œuvres apparaissent telles des passerelles activant leur propre univers autonome. Sans doute faut-il voir dans ces formes archaïques, le désir de maîtriser quelque chose qui échappe sans cesse, dont l’évolution ultra rapide et l’automatisation nous a depuis longtemps mis à l’écart du processus créatif. À moins que le recourt à l’épuisement des formes et à l’indifférence qui s’en suit ne témoignent du désir de court-circuiter les programmes, de les rendre, précisément, imprévisibles.

Réactualisant la série de dessins River, Rocks and Smoke de John Cage, Olivier Jonvaux produit des modèles de galets numériques sous « licence art libre » qui flottent dans des sortes de calques en attente d’un contexte. La version synthétique de l’objet ne désigne qu’une série d’algorithmes, dont l’effet réaliste n’a plus que son nom pour rappeler la croyance qui le soutient. Mais à l’image des galets de rivières façonnés par le temps et le cours de l’eau, ces fichiers soumis au principe de copyleft sont destinés à être diffusés et transformés selon leurs utilisations. L’aléatoire du Yi-King défendu par Cage est donc troqué par un générateur computationnel qui ouvre, au-delà de son caractère programmatique, une voie au non paramétrable.
Du caillou esseulé au mapping de Joe Hamilton, ce sont les passages du micro au macro, du plan de surface au feuilletage de couches et de calques qui évoquent une esthétique de l’épuisement. Ici un ensemble de textures organiques ou artificielles, d’images de synthèse ou issues de satellites organisent un paysage hybride, où le décalage des strates redistribue les logiques perceptives héritées de la Renaissance, en offrant l’illusion de profondeur et de différentes vitesses. Entre frontalité et immersion, plans en élévation et cartographies aériennes, Indirect Flights tisse une poétique du non-événement au sein de la prolifération et d’un espace de flux.
Il en va de même pour le mur conceptualisé par le collectif From Paris 1. Pensé à l’aune d’un ctrl+z permanent, où les choses se répéteraient à l’infini, toutes différentes mais toutes égales aussi, le mur devient la métaphore d’une indifférence à l’événement. Mu par un temps lisse qui aplatirait de son continuum fluide la chose et la liquiderait, le mur devient la condition d’une actualisation sans fin ni finalité. À l’instar de Georges Perec se livrant à une description obsessionnelle et méticuleuse du quotidien, l’épuisement des possibles, plutôt que de nier la chose comme la spontanéité créatrice, révèle un autre usage qui repositionne le regard sur ce qui nous entoure.
Si la machine analogique enregistre tout, c’est-à-dire aussi tout ce qui ne fait pas sens, tout ce qui est au-delà ou en deçà de la perception humaine, le projet Lazy Pixel de Julien Borrel évoque lui l’écart visuel entre le code et l’information. En utilisant le principe de compression vidéo, qui réduit le poids d’un fichier, mais aussi la quantité de données, l’artiste ne révèle que les informations utiles, celles apportant un changement dans la perception d’une image à l’autre. L’image fixe est, elle, détruite, réduite au fond vert des incrustations et des postproductions numériques. Si bien que l’algorithme filtre, sélectionne et n’enregistre que le contingent.
Serafín Álvarez aborde la notion d’immersion au travers d’un dédale labyrinthique modélisé en 3D et inspiré de scènes de sciences-fictions. Ainsi de Tron à Dune en passant par l’Odyssée de l’espace ou Alien, on erre dans un décor de jeu vidéo comme une souris à la recherche d’une sortie inexistante. La vue subjective accompagnée du bruit des pas ajoute aux séquences une certaine tension, de sorte que le suspense progresse de couloir en couloir tandis qu’il ne se passe jamais rien. À l’heure où les stratégies markéting rivalisent d’ingéniosité pour capter notre attention, l’enchainement des séquences, tel un zapping de non-lieu, nous rend d’autant plus vigilants et conditionne une attente de l’événement.
Plus poétique, l’œuvre de Carine Klonowski propose de suivre le coucher du soleil dans les arcanes du jeu GTA. Prostré devant la plage de Los Santos, moteur et radio allumés sur une piste diffusant un son hip hop en boucle, l’artiste révèle l’envers d’un décor plus cinématographique que vidéoludique. Ici, les variations chromatiques et atmosphériques composent des environnements empreints d’un certain romantisme trash. Revisité au sein d’un dispositif immersif simulant le rêve hollywoodien comme l’univers Gangsta, l’imaginaire du coucher de soleil recouvre le kitsch des cartes postales, tandis qu’il évoque une esthétique de l’imperceptible. De même que chez Álvarez, l’errance appelait l’événement, la posture se veut moins contemplative qu’une tension maintenant le récit au travers de micro-évènements : ceux de passants tournoyant autour de la voiture ou téléphonant. Or si ces derniers avaient pour fonction de remplir l’espace, de lui donner l'air du réel, le semblant n'apparaît que plus vrai.
La série Trophies d’Alix Desaubliaux se présente, elle, tel un référencement des formes et des couleurs disponibles dans la palette numérique. Chaque jour une nouvelle version est proposée sur le site, toutes sont téléchargeables et imprimables en 3D. Icônes glorieuses des jeux vidéo, ces trophées ne semblent devoir leur présence qu’à la recherche graphique qui en détermine la configuration. Comme une quête sans sens, ces collections mobilisent un imaginaire de l’ornement et de la gratification, dont la typographie résulte d’un épuisement des possibles, et dont les limites ne sont perceptibles que dans le passage à leur impression 3D. Soudain le réel se fait plus pauvre, plus artificiel, plus plat, malgré les reliefs, plus néfaste aussi, dans la plastification généralisée qu’ils augurent. Si bien que ce n’est tant la récompense que son illusion qui s’offre jour après jour.
Enfin la vidéo de Morehshin Allahyari & Daniel Rourke évoque un monde apocalyptique, où des objets modélisés en 3D à l’aspect surréaliste ou fonctionnel flottent tels des détritus dans une mer noire tout aussi polluée que virtuelle. Sorte de trophées déchus de leur piédestal, constituant le 6e continent tant redouté, la dystopie rejoue la menace de la plastification du monde examiné par Roland Barthes dans ses Mythologies. Les artistes fondateurs du manifeste The 3D Additivist cookbook, en référence à l’ouvrage de recettes anarchistes de William Powell, proposent un manuel visant à repousser les limites physiques et conceptuelles de l’impression 3D. Tout en soulignant l’impasse écologique dans laquelle cette révolution nous entraîne.

Chacun des artistes déploie à sa manière une posture du retrait, où le travail opératoire des logiciels est mis en réserve, comme détourné de son caractère programmatique. L’épuisement des possibilités offertes par la machine conduit alors à une indifférence ; indifférence positive qui se présente comme l’envers, ou le revers, d’un monde simulé nous enveloppant de ses textures et de son esthétisation. Sans doute est-ce seulement à cette condition que se démêle peu à peu le rapport entre une immersion quotidienne et le regard que nous portons sur elle. Sans doute ces stratégies sont-elles nécessaires afin de contourner le rythme de la distribution, de la décentralisation et de la dispersion. Épuiser les possibles ne revient donc pas à vider le réel de son potentiel algorithmique, mais plutôt à le dérouler, l’anticiper ou courir après lui pour rendre compte de ses controverses.

Version française

White Screen #2

For the second year in a row, Jeune Création offers a program dedicated to online artworks. This second group show offers a selection of recent works by young artists from the international scene.

Curated by Kevin Cadinot and Caroline Delieutraz
for Jeune Creation 66th edition


SketchUp /Down Code. An aesthetic of exhaustion.
By Marion Zilio
Translation: Daniel Selig

When Brian O’Doherty published his collection of essays entitled Inside The White Cube. The Ideology of the Gallery Space, his intentions were far from flattering. His goal was to scrutinize and dismantle the history of the white cube, and to bring its many contradictions up to date. By curating the White Screen site, founded by Emilie Brout and Maxime Marion, the two artists Caroline Delieutraz and Kevin Cadinot are revisiting the allegedly neutral and apolitical white cube and examining it through the lens of what is now known as the catch-all phrase “post-internet” art. From cube to screen, from screen to 3D object, artists are still questioning the eternal impact of container on content. Context has become the content, albeit one in perpetual dispersal. Furthermore, why host an online exhibition in an era where anyone can be a creator, and curator, of content? How do artists tackle the obstacles of real and unreal, material and intangible, in a so-called immersive non-space, in which objects only appear to be real?
Whereas 3D software and video games have a wide range of textures, layers and filters at their disposal, allowing them to rival reality and in some cases enhance it, and whereas the digital economy is pumping out increasingly smooth and overly aesthetic imagery, the curators have chosen to keep the site's interface simple and uncluttered. The horizon line in Google's 3D software Sketchup presents an instantly recognisable separation between blue sky and solid green, and becomes a backdrop for experimentation by offering an elementary tool set, able to imitate anything from rough sketches to bold technical drawings. From infinite refresh cycles to the remarkable plasticity of its objects, we are tempted to try and exhaust its possibilities and to explore the boundaries of its system in a struggle against predictability.
Resembling icons on a desktop, the artworks act as shortcuts to their own self-contained worlds. Perhaps these archaic shapes illustrate our need to control something that is constantly slipping away and shutting us out from the artistic process, as a result of increasing automation and high-speed evolution.

By bringing John Cage's River, Rocks and Smoke up to date, Olivier Jonvaux has produced several models of digital stones under the “Free Art License”. The models float without context in the middle of blank paper. The synthetic version of the object points only to a series of algorithms, and any likeness to its physical counterpart is a projection of the viewer's beliefs. However, just like river rocks are shaped by the course of time and water, these copyleft files are destined to be circulated, used and transformed. The concept of randomness, that Yi-King devised and that Cage defended, is transferred to a computational generator that opens a path to the non-configurable, and thus surpassing its programmatic nature.
From solitary stones to Joe Hamilton's mapping, we witness a progression (from micro to macro, from plane surfaces to layers and tiers) that helps shape an aesthetic of exhaustion. Here, a set of organic and artificial textures, as well as computer-generated and satellite images form a hybrid landscape of which the shifting layers challenge perceptive logics that date back to the renaissance, by conjuring up an illusion of depth and of various speeds. Caught between frontality and immersion, between elevated maps and aerial cartography, Indirect Flights weaves a poetry of non-events through proliferation and a state of flux.
The same can be said of the wall conceived by the collective From Paris 1. Emerging from a space of permanent ctrl+z and constant repetition, in which all things are different but equal, the wall becomes a metaphor for indifference in the face of events. Driven by time, whose smooth continuum flattens and liquefies, the wall becomes a basis for endless and pointless actualisation. As in Georges Perec's obsessive and thorough description of everyday life, the exhaustion of possibilities rearranges our view of the world, without dismissing creative spontaneity.
Whereas analog machines can record everything, even that which is beyond human perception, Julien Borrel's Lazy Pixel emphasises the visual gap between code and information. Through his use of video compression, which decreases file size and diminishes data quantity, the artist is able to carefully select the information he wishes to reveal, in order to show a shift in perception from one image to the next. The still image is then destroyed, relegated to green screens and digital post-productions. Essentially, his algorithm filters, selects and saves only the unforeseen.
Serafín Álvarez tackles the notion of immersion through a 3D labyrinth inspired by scenes from science fiction films such as Tron, Dune, 2001 a space odyssey and Alien. We wander through the level of a video game like a mouse wanders through its maze, looking for an exit that isn't there. In addition to the first-person view, the sound of our own footsteps adds a certain tension that creates increasing suspense through corridors in which ultimately nothing happens. In an age when elaborate marketing strategies are fighting for our attention spans, these chained segments condition us to be increasingly cautious and expectant.
On a more poetic note, Carine Klonowski invites us to observe a sunset in the arcane of Grand Theft Auto. Facing the beach of Los Santos with the engine running and a looped hip hop track on the radio, the artist reveals a backdrop which seems closer to cinema than to video games. The chromatic and atmospheric variations form a landscape of trashy romanticism. Seen through the lens of an interactive simulation of Hollywood fantasies and Gangsta life, the collective imagery of the sunset encompasses postcard kitsch and conjures up an aesthetic of imperceptibility. As in the work of Álvarez, which sees events become increasingly expected as we wander around aimlessly, the artist's stance is less that of contemplation, with narrative tension emerging from micro-events: NPC pedestrians walking around the car, talking on the phone... As these events fill the frame and add to the overall realism, the factitious appears all the more life-like.
Alix Desaubliaux's Trophies series presents itself as an inventory of shapes and colours available in the digital spectrum. A new version is uploaded to the website everyday with the possibility to download it and then to print it out in 3D. These trophies, glorious video game icons, seem to owe their presence to the visual research that informs their configuration. Resembling an absurd and aimless quest, these collections recall an imaginary world of ornaments and gratification, the composition of which is defined by an exhaustion of possibilities, and the limits of which become noticeable only once they are printed out in 3D. The physical object then suddenly becomes diminished, artificial and flat (despite its nooks and crannies), through plastification. we realise it is not the reward, so much as the illusion of reward, that presents itself to us day after day.
Lastly, Morehshin Allahyari & Daniel Rourke's video evokes an apocalyptic world in which surreal computer-generated objects float around like waste in a polluted, albeit virtual black sea. Discarded trophies come together to form a dreaded 6th continent in a dystopian recreation of Roland Barthes' Mythologies. Their 3D Additivist cookbook manifesto (a nod to William Powell's Anarchist Cookbook), presents a series of guidelines for pushing back physical and conceptual boundaries in 3D printing techniques, as well as bringing to light the inevitable ecological impacts of this recent revolution.

All the artists have adopted a detached stance through which the functional mechanisms of software have been put in reserve, in order to distract the viewers from its purely programmatic aspects. The exhaustion of possibilities offered by machines leads to a positive indifference, which we may regard as the flipside of a simulated world that shrouds us in textures and aesthetisation. These conditions help to separate immersion from hindsight when it comes to everyday life, and these strategies are surely necessary in order to be able to escape the rhythm of constant distribution, decentralisation and dispersal. To exhaust these possibilities is not to deny the algorithmic potential of reality, but rather to unwind it, anticipate and chase it in order to acknowledge its ambiguities.

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